Le rôle de la direction juridique tend à devenir de plus en plus stratégique pour l’entreprise. On parle de ROI, de KPI, mais peut-on mesurer la performance des directions juridiques ? Quels sont les changements à appréhender pour le métier de juriste ? Des questions que nous aborderons dans cet entretien.
Véritable passionné de l’innovation juridique et partner EY société d’avocats pendant 18 ans, Stéphane Baller nous livre sa vision du marché et ses conseils pour aider le juriste à digitaliser son activité.
Pouvez-vous rapidement nous présenter votre parcours ?
Après une double formation juridique et commerciale, j’ai débuté ma carrière comme collaborateur dans un cabinet d’avocat, avant de rejoindre Ernst & Whinney en tant qu’auditeur. J’ai toujours été fasciné par l’entreprise et plus particulièrement par l’aventure humaine que devrait être l’entreprise.
En 2001, je retrouve le droit pour créer une direction du développement chez EY Société d’Avocats dans laquelle je suis en charge des clients de demain et progressivement des ressources de demain. C’est à ce moment-là que je constate les asymétries qu’il peut y avoir entre la formation et les besoins métiers. Je décide alors de m’investir dans la formation et dans l’éducation, à la fois des professionnels mais aussi des clients du cabinet en parallèle de mes activités de développement marketing et commercial.
Comment avez-vous découvert les legaltechs ?
Je fais partie de ces professionnels qui ont toujours travaillé avec un ordinateur, qui plus est, dans une organisation qui par sa taille fait de l’organisation, c’est-à-dire en permanence rationalise les processus de travail : une véritable entreprise de droit. J’ai donc rencontré les legaltech très rapidement de par mon obligation d’être en avance sur le marché, ma fascination pour l’innovation et peut être mon environnement passé d’auditeur.
Selon vous, en quoi le métier de juriste va changer ?
Avec l’agenda d’exigence des entreprises, les directions juridiques sont devenues à la fois plus visibles et vulnérables. On leur demande de faire plus avec la même chose, voire avec moins.
Les directions juridiques sont aujourd’hui face à une obligation de preuve de ce qu’elles font. Et comment démontrer ce que l’on fait ? Avec des balises, marqueurs, identifiants… utilisés et compris par le management des entreprises, les KPI en somme.
Face à cette transformation, l’enjeu est de prouver la valeur du droit pour l’entreprise et son avantage concurrentiel. C’est une question autant dans la main des juristes, que des dirigeants et de leurs conseils.
Le risque, si le juriste ne se saisit pas de la question, est de voir les autres directions de l’entreprise s’en charger en mettant le droit dans des outils technologiques comme une preuve de compliance et non un avantage stratégique.
Peut-on mesurer le ROI des directions juridiques comme dans d’autres services (marketing et commercial par exemple) ?
Ce qu’il faut comprendre, c’est que historiquement chez le juriste, il n’y a pas forcément de culture de l’indicateur et il n’y a pas forcément eu de demande formelle. Dans l’imaginaire collectif, le juridique n’est pas considéré en France comme une fonction clé de l’entreprise comme la direction financière par exemple, mais comme un élément support d’autres directions, ou le porte-plume du conseil d’administration et de la vie des affaires en oubliant la dimension stratégique du droit et ses conséquences en termes de valeur dégagée. D’ailleurs dans les manuels d’organisation et de management de référence, combien consacrent un chapitre aux processus juridiques et fiscaux ?
Ce fonctionnement passé interroge sur la place et les outils des juristes. Le flux d’informations juridiques est-il un sous-produit des informations financières, commerciales… ou est-ce un élément à part qui mérite une place spécifique dans le schéma directeur de la direction informatique ?
Les juristes doivent-ils/ peuvent-ils utiliser les systèmes d’information existant de l’entreprise, ou se battre pour avoir des outils indépendants et une ligne d’investissements en conséquence ?
Les legaltech ont la chance – ou la malchance – d’être les révélateurs de ce questionnement. Souvent, la première approche des directions juridiques est de chercher un équipement technologique uniquement pour s’aligner sur la stratégie de digitalisation de l’entreprise et abaisser ses coûts. Elles n’ont pas forcément formalisé leurs besoins d’outil et surtout anticipé le travail préliminaire à la mise en place des applications notamment l’expression des spécificités recherchées
A leur décharge, il leur est demandé de faire un bond dans le temps considérable… À ces professionnels qui aiment encore le papier et les belles phrases de démonstration, on leur demande du jour au lendemain, sans formation, sans temps disponible et avec peu de moyens d’accompagnement, des résultats, de l’intelligence artificielle ou de la blockchain !
Alors comment permettre aux directions juridiques sans cette culture du processus d’être au rendez-vous ? Les juristes ont l’impression, à tort, que les technologies sont livrées clé en main, sans travail de reprise en amont. Pourtant, il y a de nombreuses questions à se poser avant de digitaliser, au-delà du pourquoi et du processus retenu, notamment celle de la volumétrie et de la qualité de la data existante : où sont stockés les contrats ? Sur quels supports ? Quels langages ? Quels sont les régimes de preuve ? etc.
On se rend compte que le parcours est semé d’embûches pour les juristes. Non seulement, ils ne sont pas préparés en termes de management de projet, mais en plus la technologie n’est pas leur domaine de prédilection et l’entreprise ne les aide pas toujours en autorisant la création de poste de LegalOps ou en débloquant des budgets d’accompagnement par des conseils spécialisés rares sur le marché.
Et au niveau des KPI, quels sont ceux que vous estimez pertinents pour la direction juridique ?
Les KPI proposés par les directions juridiques, cohérents avec leur quotidien, ne parlent pas toujours à l’entreprise comme j’avais pu le démontrer lors de l’Observatoire des Directions Juridiques en 2013. Calculer le nombre de contrats gérés, le taux de contentieux, la durée de résolution des litiges, etc. permet de piloter la direction juridique, d’allouer les ressources, d’arbitrer entre interne et externe.
Mais est-ce vraiment la volumétrie de contrats qui définit la performance juridique d’une entreprise ? Le critère ne serait-t-il pas aujourd’hui le niveau de compréhension des contrats par les forces de vente, par les clients ?
Le contentieux n’est-il pas nécessaire dans certaines situations et son absence traduit peut être l’absence d’une stratégie contentieuse arrêtée avec la direction générale ? Ces KPI, pour révéler l’apport du droit à l’entreprise, dépassent ceux de la performance opérationnelle de la direction juridique et toute la difficulté est de trouver et combiner les bons KPI : pilotage opérationnel par le directeur juridique de sa fonction et des processus dont il a la responsabilité; index de culture juridique & fiscale de l’entreprise, performance de la stratégie juridique & fiscale au niveau de l’entreprise. Ces derniers éléments pourraient d’ailleurs aussi être utiles aux compliance officers, aux risk managers, aux DPO, aux auditeurs internes … qui travaillent sur les mêmes questions de valeur au-delà de la protection de l’entreprise !
Finalement, un bon KPI serait peut-être la satisfaction du client interne. Appliqué au juridique cela sous-entend de s’interroger : est-ce que moi juriste, je suis utile aux opérationnels et accepté comme faisant partie du front ? Cette utilité se traduit par celui qui aide son entreprise à progresser dans son niveau de culture juridique, fiscale et sociale et celui qui permet à ses opérationnels d’utiliser le droit comme une arme commerciale. Car il faut être convaincu de l’utilité du droit pour investir dedans et c’est à nous de convaincre car l’éducation même des élites n’intègre pas une culture juridique positive minimum.
Quel conseil donneriez-vous aux juristes pour vendre leur projet de digitalisation à leurs équipes internes ?
D’abord je ne crois pas que l’on vende des services à valeur ajoutée avec le même appétit qu’un produit de consommation dont on a besoin/envie : on le fait acheter ! Très souvent, le juriste n’a pas de budget à consacrer à la digitalisation… Les seules directions qui pourraient avoir un budget potentiel sont la Direction des Systèmes d’Information ou la direction financière. Mais comment fait-on passer l’investissement logiciel d’une direction juridique sous la DSI ou la DAF quand on ne connait pas le schéma directeur informatique ?
Le juriste doit s’inviter dans les grands chantiers de l’entreprise (achats, relation client, informatique, information financière…) et le faire au bon moment. C’est finalement de la vente complexe interne et pourquoi ne pas utiliser les mêmes méthodes que les consultants ?
Avant de demander un budget, il faut commencer par apprendre les codes, les langages, anticiper les questions pour établir un dialogue et penser à l’échelle de l’entreprise
Si le directeur juridique arrive en disant “Je veux Hyperlex pour gérer mes contrats” ça n’aura aucun impact. Alors que s’il arrive en disant “Je veux Hyperlex pour pouvoir partager la gestion des contrats avec l’ensemble des commerciaux et contribuer au développement et à la sécurisation du le chiffre d’affaires et de la marge” cela aura bien plus de portée.
Il faut valoriser les contrats en dehors du département juridique. Ainsi, on ne cherchera plus à connaître le ROI au niveau de la direction juridique, mais au niveau de l’entreprise.
Quel conseil donneriez-vous aux juristes qui vous lisent pour aborder leur transformation digitale et l’intégration d’une legaltech à leur quotidien ?
D’abord, il faut commencer par faire un état des lieux et pourquoi ne pas le réaliser en se formant à quelques méthodes simples utilisées par les consultants. Cela suppose d’avoir des notions de volumétrie, de temps, de formalisation des processus, d’analyse de la valeur ajoutée des tâches … méthodiques. Les juristes vont devoir, comme tout le monde je crois maintenant, travailler différemment, ce qui implique déjà de savoir ce qu’ils font actuellement et reconnaître la valeur des tâches, leur nécessité sans remettre en cause les personnes qui les exécutent mais en imaginant comment les faire évoluer. C’est donc un superbe exercice de management !
La deuxième chose à faire, c’est d’établir ses priorités et les formaliser. Cela ne sous-entend pas, à mon sens, de connaître tout le marché des legaltech très dynamique actuellement au risque de se perdre. Je pense que le directeur juridique doit rester libre dans l’expression de ses besoins s’ils sont hiérarchisés pour ne pas se faire influencer par l’existant. Le marché étant neuf, on peut se permettre d’être audacieux et je connais certaines LegalTech qui sont prêtes à se nourrir des idées des directions juridiques. On est face à des entrepreneurs qui viennent souvent de l’ingénierie ou du commerce et sont demandeurs de dialogue avec des juristes curieux pour faire évoluer leur produit dans le sens de ce qu’attendent les directions juridiques ?
Merci Stéphane !
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